Rendre visible, ce qui est invisible
8 mars 2019
Journée Internationale des Droits des Femmes
Sénatrice de l’Oise, Ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes sous le gouvernement Hollande ; Laurence Rossignol a partagé avec Alexandra Puget-Rostand, à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, son point de vue et son analyse sur la condition des femmes en 2019, lors d’un échange en toute simplicité pour AJILA et Sauvez le Coeur des Femmes.
8 mars 2019 : quel est ton bilan s’agissant de l’évolution des droits des femmes en France ?
Ce que je j’observe c’est que la question de la condition spécifique des femmes dans toute la diversité des sujets que cela implique progresse. La condition des femmes c’est comme la médaille d’amour autrefois : on en sait plus qu’hier et bien moins que demain. Et c’est sans fin !
Et s’il y a cette plus grande visibilité de la condition des femmes, c’est parce que l’on appréhende mieux le fait, avec le temps et l’engagement, que la condition des femmes est à la systémique polymorphe.
Ce qui signifie qu’on ne peut pas isoler les questions de santé, de précarité sanitaires et sociales spécifiques, professionnelles, de violences intra-familiales et de sexisme. C’est un tout.
On ne peut pas dire, moi je vais m’occuper de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et en même temps, je ne m’intéresse pas à l’écriture inclusive.
Car, si les noms de métiers sont toujours masculins, les petites filles ne peuvent pas s’identifier à ces métiers. Si vous êtes une petite fille et que vous aimez les avions, vous vous dites que ce n’est pas pour vous, alors vous deviendrez hôtesse de l’air.
Si on vous dit une ingénieure, on peut alors avoir des rôles modèles qui permettent aux petites filles de s’identifier et d’ouvrir des perspectives pour les femmes.
Et c’est pour cela que c’est à la fois si passionnant et si difficile, c’est que tous ces sujets sont totalement imbriqués.
Tout sujet qui nous entoure est susceptible de progrès et c’est la raison pour laquelle on a besoin d’études de genre et de statistiques. Prenons l’exemple des films et des fictions. Selon une étude américaine, la majorité des dialogues sont prononcés par des hommes.
Autre exemple que j’ai pour ma part particulièrement apprécié, le manterrupting. Au cours de ma vie publique, j’ai toujours eu l’impression qu’on me coupait très souvent la parole. Et j’avais la sensation qu’on ne coupait pas la parole aux hommes. Et honnêtement, on a l’impression d’être paranoïaque. Or des études récentes montrent que dans un débat, on coupe la parole 2 à 3 fois plus qu’on ne la coupe aux hommes. C’est objectivé. Et ça fait du bien de le savoir et de se dire : ok ce n’est pas juste à moi que cela arrive, parce que c’est moi.
Dans la campagne que j’ai mené #SexismePasNotreGenre, l’objectif était de rendre visible ce qui est invisible. Et le sexisme, les discriminations à l’égard des femmes sont globalement invisibles tellement elles sont ancrées dans nos représentations collectives, que nous soyons hommes ou femmes d’ailleurs.
Il est donc particulièrement important d’objecter ces discriminations parce que ça permet aux femmes d’ôter cette culpabilité systématique (une femmes victime de violence par son conjoint va dire c’est ma faute, c’est moi qui l’ai provoquée) qu’elles ressentent et expriment. Les femmes se sentent coupables tout le temps, alors si on leur dit : non, « rien de personnel », les femmes recouvrent la confiance et l’estime de soi.
Et les femmes sont tout de même plus fatiguées que le hommes. Certes, les hommes portent de lourdes charges, ont des métiers souvent exigeants physiquement mais la charge domestique reste importante. Les femmes continuent de gérer 2⁄3 des tâches ménagères, elles continuent à être les principales aidantes des personnes âgées dépendantes et sont les principales responsables des enfants.
La charge mentale a un coût sanitaire par ce qu’il ne faut oublier le stress. Les conditions de vie des femmes les exposent trop au stress parce qu’elles sont seules.
On constate que certaines femmes sont très mal informées des risques et symptômes liés aux maladies cardiovasculaires. Est-ce aussi ton avis ?
Je ne sais pas si elles sont moins informées ou si c’est le fait que nous sommes en général moins disponibles à l’information. Ce qu’on observe aussi, c’est qu’elles savent que le cumul tabac/pilule est risqué. Les jeunes femmes se disent simplement que ce sont des risques pour plus tard, pour leur vieillesse. Mais il ne faut pas sous estimer le fait que les femmes sont aujourd’hui plus tabagiques que les hommes. Les faits sont là, le tabac est un soutien pour les femmes qui sont en grande précarité et sont seules à assumer la famille. ces femmes-là sont plus sujettes au surpoids et au tabac.
L’effort que leur demande l’arrêt du tabac est énorme. Les gens ne fument pas par hasard mais parce que ça leur procure quelque chose. C’est une béquille.
Mais tout cela est terrible parce qu’on est là dans le cumul de discriminations : plus les gens sont en précarité, plus ils sont en difficulté, plus ils sont en surpoids et plus ils fument. Il ne suffit pas de dire aux femmes qu’il est dangereux de fumer. Il faut prendre aussi en compte la globalité de leur vie. Le problème de la médecine en France c’est qu’on découpe les gens par organe.
Vous voyez le cardiologue, le rhumatologue, le gynécologue mais l’approche globale et psychosociale d’une personne, femme ou homme, n’est pas suffisamment prise en compte. Chaque spécialiste traite son organe mais ne se demande pas pourquoi cette personne a une hygiène de vie aussi dangereuse.
Par contre, ce que l’on sait sur les questions de santé, c’est que la médecine participe à cette mal- information par une certaine forme de sexisme.
Prenons l’endométriose (maladie chronique liées aux règles). C’est la maladie type qui a été négligée par la recherche médicale et totalement ignorée des médecins.
Parce qu’on renvoyait à l’idée que si une femme a ses règles, c’est normal qu’elle souffre. On lui dit « oui c’est normal, c’est comme ça, c’est la vie ».
Et on est passé à côté, pour des milliers de femmes, du fait qu’il y avait une endométriose qui se manifestait par des symptômes douloureux et que ces symptômes douloureux n’étaient pas normaux. A chaque fois, on a renvoyé les femmes à leur assignation à la douleur. C’est une vieille histoire qu’on traîne depuis Adam et Eve « tu enfanteras dans la douleur ». Il a fallu que des associations et des femmes se battent pour que cette maladie soit reconnue.
Concernant les maladies cardio-vasculaires, je crois qu’il y a deux facteurs.
L’un des facteurs sont les symptômes différenciés par rapport aux hommes. Et ces symptômes sont en effet mal connus mais surtout mal interprétés par le corps médical. C’est cette idée que les femmes sont sujettes à l’hystérie. Et donc on psychologise les symptômes objectifs.
Quand une femme a mal quelque part, se plaint de douleurs dans la poitrine ou d’une fatigue extrême, on va lui dire qu’elle est angoissée et on va lui prescrire des anxiolytiques. On va passer à côté du fait qu’elle a des symptômes cardiovasculaires.
Et ce sont toutes ces représentations sur une hyper psychologisation des maux des femmes qui amènent les praticiens à sous estimer et sous évaluer les symptômes et à les mettre sur le compte de leurs humeurs. Les femmes ont des humeurs, voilà.
Sans oublier qu’un des facteurs clé de prévention des risques cardiovasculaires c’est la pratique d’une activité physique et sportive. Quand on a analysé les effets des 35h, on s’est rendu compte que le temps libéré par les 35h pour les hommes avaient été davantage consacrés aux loisirs et les femmes à s’occuper de la maison.
Or, là encore, les femmes ont beaucoup moins de possibilités de faire du sport, surtout si elles sont séparées avec la charge des enfants.
Selon toi, pourquoi les risques de maladies cardiovasculaires, 1ère cause de mortalité en France et dans le monde, ne sont pas considérés comme un enjeu de santé publique au même titre que la grippe ou la sécurité routière ? Sur le sujet de la prévention, il y a deux axes : ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire.
Donc l’hygiène de vie (ce qu’il ne faut pas consommer, pas boire, pas fumer…) et les activités positives telles que le sport.
On investit beaucoup d’argent dans le sport de haut niveau et c’est très bien pour attirer des pratiquants mais on a énormément besoin de développer les pratiques amateurs.
Sans compter qu’en France, on observe que dans les collectivités locales, ce sont la majorité des activités pratiquées par les hommes qui drainent la majorité des budgets du sport.
Les filles qui font du foot c’est très bien, mais ce n’est pas la majorité. Les activités de type fitness, cardio-training sont insuffisamment financées.
Et n’oublions pas l’école, la pratique sportive des petites filles reste un sujet important insuffisamment adressé.
S’agissant de la santé publique, on est effectivement en deçà de ce qui pourrait être fait. Mais parce que notre système est basé sur le curatif. En France, on soigne et plutôt bien par rapport à d’autres pays. On a toujours beaucoup plus investi dans le curatif que dans le préventif. Pour équilibrer cela, il faudrait au moins, pendant 5 ans, relever de manière significative les budgets de prévention en acceptant de les ajouter au budget du curatif car inverser la courbe prendra du temps.
Par exemple, on sait aujourd’hui que pour le cancer, le sport a pour vertu de prévenir des récidives. Mais on est loin de pouvoir proposer des offres alors que ce serait beaucoup moins cher et ça sauverait des vies.
Ne penses-tu pas que le mode de vie des femmes et l’accès à ce qui étaient perçus dans les années 60 comme des privilèges (l’accès au travail, la liberté sexuelle, etc..) n’ont pas des effets pervers sur la condition des femmes aujourd’hui ? Ne payons nous pas très cher l’indépendance tant réclamée ?
Il faut juste rappeler la condition des femmes dans les années 60 : elles n’ont pas la maîtrise des naissances, pas le droit d’avoir un compte en banque et les violences conjugales sont invisibles dans la société.
Donc les avancées sont colossales. Maintenant , elles payent le prix fort d’avoir conquis une certaine émancipation, des morceaux d’égalité, parce que la société n’a pas accompagné ce mode de vie, voire même elle y a résisté.
Si elles veulent travailler, soit, mais qu’elles se débrouillent et ne se plaignent pas. Donc la domination masculine là aussi bien systémique s’est bien arrangée de tout cela et a trouvé beaucoup d’avantages. La liberté sexuelle des femmes a beaucoup arrangé les hommes aussi. Le fait que les femmes travaillent a vu accroître le revenu des ménages de façon très significative sans pour autant repartir et rééquilibrer les tâches de foyer.
Donc oui le prix est cher et tout le combat des femmes aujourd’hui consiste à exiger que la société s’adapte à cette nouvelle condition des femmes. D’abord qu’elle facilite la condition des femmes et qu’elle crée et organise les structures sociales en soutien à cette nouvelle condition.
Et la pression est forte, voire de plus en plus forte. Que les femmes soient qualifiées ou moins qualifiées (emplois plus précaires, de service, difficiles et aux horaires décalés) , toutes payent le prix fort d’être des femmes dans ces jobs. Il y a une charge spécifique.
Nous manquons de soutiens, mais penses-tu que nous sommes suffisamment solidaires entre nous ?
C’est un autre sujet intéressant parce que je ne pense pas que le système ancestral de domination masculine arrive par hasard. Le fait est qu’il y a une vraie résistance au changement de condition des femmes. Parce qu’il y a plein de privilèges à perdre pour un homme de laisser plus de place aux femmes et c’est un phénomène social, genré, identifiable.
Si cette domination masculine est aussi tonique et résistante c’est bien parce que elle a aussi le soutien d’un certain nombre de femmes. Pourquoi ces femmes décident de soutenir les hommes ? Parce qu’il est toujours plus simple de soutenir le plus fort que d’entrer en révolte. Parce que se révolter signifie encore souvent être rejetée du groupe. C’est ce qui est intéressant en ce moment, chaque semaine, un article, un témoignage, une enquête, un rapport sort, permettant une observation sociale de cette difficulté à changer, dans des secteurs d’activités très différents.
C’est tout l’enjeux des femmes aujourd’hui, elles ont plus à gagner à être solidaires entres elles qu’à être solidaires de la domination masculine. Mais nous n’en sommes pas convaincues.
Dans le monde politique, on a un accroissement réel de la présence des femmes. Plus on monte, plus l’oxygène se raréfie. Le pouvoir et la distribution du pouvoir (parrainage, cooptation) sont faits de telle sorte que si les femmes se confrontent, elles perdront au change. Plus les femmes sont solidaires, plus elles avancent.
Par exemple, les quotas ont cette effet pervers de nous mettre en compétition les unes les autres. Le syndrome de la reine des abeilles qui veux être seule dans la ruche est terrible pour la solidarité des femmes entre elles. Et malheureusement, nous l’observons encore beaucoup.
Si tu avais un message de santé à faire passer aux jeunes femmes pour prendre soin d’elle ?
Ce qui caractérise la jeunesse, c’est le déni de la vieillesse et de la mort. Quand on a 20 ans, on pense naturellement que le cancer du poumon ce sera pour la retraite et que d’ci là, on aura arrêté.
C’est la raison pour laquelle, je pense que globalement, les sujets de prévention passent mal chez des jeunes gens qui pensent que leur âge les mets à l’abris de tout.
Il faut que les filles, les femmes, comprennent que pratiquer une activité physique et sportive est bon pour elles, là, maintenant, tout de suite. Elles seront plus musclées, plus en forme au quotidien, mieux dans leur tête.
Il faut valoriser ce qui a de bonnes conséquences sur la santé par d’autres moyens que de dire « c’est bon pour la santé » qui peut être perçu comme trop moralisateur.
Il faut donc travailler à des messages à effets immédiats plutôt que différés et ce en quoi je crois absolument est de rendre visible l’invisible. Il faut donc populariser les risques de maladies cardio- vasculaires chez la femme.
Interview réalisée le 6 mars 2019 au Sénat.